Chapitre 13

 

Station polaire Kovalevska, Antarctique, huit heures plus tard

 

Prix : trois amulettes-miroirs utilisées pour la dissimulation, valant douze points chacune

 

— Et voilà le travail, lança Regina à Kaderin en baissant son cache-nez pourpre poilu. Je t’avais bien dit que je pouvais te procurer une autoneige. Que j’avais des relations russes. Et qu’est-ce que je vois là, hein ?

Elle se tapota le menton du bout des doigts.

— Mmm, je me demande si ce ne serait pas… une autoneige !

Kaderin fit la grimace devant le véhicule, manifestement acheté au marché noir. Ce tas de boulons était-il vraiment censé les transporter jusqu’aux amulettes dissimulées dans les montagnes transantarctiques ?

Elle avait déjà vu ce genre d’engins aux États-Unis, où on s’en servait pour niveler la neige. Elle savait donc parfaitement que le spécimen fourni par les contacts de sa compagne était… une ruine.

Mais quand elle avait appelé la maisonnée, elle était tombée sur Regina, évidemment.

Kaderin la fixa d’un air menaçant, avant de l’entraîner à l’écart des cinq Russes qui les avaient emmenées en hélicoptère à la station abandonnée. La petite unité d’anciens soldats faisait à présent partie d’un vaste consortium capable de fournir à peu près n’importe quel équipement militaire à n’importe qui.

Regina s’était présentée comme une scientifique, alors qu’elle portait d’énormes bottes de neige à motif disco multicolore.

Kaderin avait dû abandonner l’élégant Augusta 109 et ses pilotes sur un héliport non enregistré. Apparemment, les températures trop basses ne convenaient ni à l’appareil ni aux démons, tandis que l’Arktika Mi-8 des Russes y était bien adapté – normal, pour une relique de la guerre froide.

Et maintenant, cette petite autoneige minable…

Kaderin savait dès le départ qu’il fallait refuser l’aide de Regina, sans parler de sa compagnie. Malheureusement, la Radieuse disposait des contacts militaires nécessaires pour se rendre en Antarctique et affirmait qu’elle parlait russe – à peu près la seule langue slave dont sa compagne ne maîtrisait même pas les bases.

Mais le meilleur moyen de se faire éliminer de la Quête était encore d’attirer l’attention humaine sur le Mythos. Or Regina manquait de subtilité à un point étonnant. Et puis, elle brillait.

Quand quelqu’un l’interrogeait à ce sujet, la réponse ne tardait pas :

— Deux litres d’eau par jour. Cirage spécial. Trois longueurs dans un lac radioactif…

— Pourquoi l’habitacle est-il en bois, bordel ? demanda Kaderin.

Regina inclina la tête de côté, surprise elle aussi, mais se reprit immédiatement.

— C’est juste l’extérieur. Dedans, on sera comme des coqs en pâte. On n’est pas près de mourir de froid, même s’il fait largement moins cinquante. Dis donc, poupée, tu sais qu’il y a des sièges baquets ? C’est une Cadillac-neige.

« Elle est jeune, se rappela Kaderin. À peine une dizaine de siècles…»

— Enfin bon, de toute manière, on n’a pas le choix, hein, reprit sa compagne. Ils refusent de nous emmener plus loin.

— Je ne vois toujours pas pourquoi on ne pourrait pas aller en hélico jusqu’aux montagnes, au lieu de se prendre la tête, protesta Kaderin en jetant un regard de regret à l’Arktika.

Ce joujou en fer-blanc lui paraissait quand même plus sûr que l’autoneige. Bien que deux d’entre eux aient ancré l’appareil à terre, les anciens soldats en laissaient tourner le moteur. La nuit antarctique de l’automne austral était arrivée : si les rotors s’immobilisaient ne serait-ce que quelques secondes, ils gèleraient.

— Tu verras, quand ça se mettra à souffler, répondit son assistante. Y a des saletés de vents catabatiques en altitude. J’ai appris le mot aujourd’hui.

« Altitude ou catabatique ? » se retint de demander Kaderin, tandis que Regina poursuivait :

— À cette hauteur-là, en cette saison, les rotors gèleraient, sûr et certain. Y a pas de système dégivrant thermoélectrique. On fait tout à la main là-dessus, tu sais.

Comme pour illustrer cette dernière affirmation, deux autres Russes pulvérisaient du dégivrant sur le moteur moins complexe de l’autoneige, un cocktail secret à base de chlorure de calcium plus puissant que tout ce qu’on trouvait sur le marché, noir ou non. Le cinquième – le chef –, Ivan, un grand blond exceptionnellement séduisant qui vidait à petites gorgées sa flasque d’antigel personnel, fit signe à Regina.

Pendant le trajet, ils avaient joué à se taper sur les mains, sans gants, par moins quelques degrés, parce que « ça fait plus mal au froid ».

Elle lui rendit la politesse en souriant jusqu’aux oreilles et en marmonnant :

— Jeune, con et alcoolo. Où faut-il signer ?

Kaderin se pinça le front. Pour une fois qu’elle se décidait à demander de l’aide, elle se retrouvait flanquée de la Valkyrie la plus monstrueusement pénible de toute la maisonnée – celle-là même qu’elle redoutait de devoir supporter.

La mère de Regina, seule survivante d’un raid vampirique contre les Radieux, avait été sauvée par Wotan et Freyja au moment de rendre le dernier souffle. Les cicatrices des morsures avaient perduré jusqu’à sa mort, des années plus tard. Y compris sur son beau visage lumineux.

C’était grâce à ces marques que sa fille avait appris à compter.

— Tu n’aurais pas dû venir, soupira Kaderin en commençant à faire les cent pas.

— Tu avais deux prérequis, fit Regina en se laissant tomber sur un bourrelet de neige. Or, il me semble bien avoir des contacts russes qui étaient autrefois dans l’armée et parler la langue…

— Oh, arrête ! Il ne m’a pas fallu longtemps pour me rendre compte que c’est du pipeau intégral. Tu crois vraiment que « Dostoïevski » veut dire « Salut, comment ça va » ?

Elle cligna des yeux en regardant sa camarade passer devant elle.

— Bon… tu sais le dire, toi ?

— Non, justement !

— Alors comment peux-tu affirmer que ce n’est pas « Dostoïevski » ? Non, sérieusement.

Regina fit une bulle de chewing-gum – la première, peut-être, à apparaître en ces contrées –, qui gela hélas instantanément, l’obligeant à ramollir la gomme en la broyant entre ses molaires.

— J’étais ton dernier espoir, Obi-Wan, conclut-elle. Elle savait que son interlocutrice détestait les références à Star Wars.

— Il devait bien y avoir quelqu’un d’autre, insista Kaderin.

— Tu aurais préféré Nïx ? Siphonnïx ?

— Pour être honnête, elle figure sur la liste des prix. Enfin, une mèche de la plus vieille des Valkyries, très exactement.

— Ah, tout s’explique !

Comme Kaderin haussait les sourcils, Regina poursuivit :

— Juste avant le décollage, Nïx m’a appelée pour me dire que quand elle était allée acheter People, un fou lui avait coupé la moitié des tifs. D’après elle, ça lui fait une coupe assez seyante. Genre Christine Ockrent ou Mireille Matthieu…

— Tais-toi, Regina !

— Hein, quoi ? (Elle tapa par terre d’une de ses bottes rose vif et pourpre.) Qu’est-ce que j’ai dit ?

— Myst aurait pu venir.

— Je t’ai déjà dit qu’elle était occupée.

— Mais tu ne m’as pas dit ce qu’elle faisait.

— J’en sais rien, déclara-t-elle, penchée en avant, le regard fuyant.

— Tu as conscience de l’enjeu ?

— Oui, oui. On va la gagner, cette clé, ne t’en fais pas.

Kaderin remarqua très bien le « on » qui s’immisçait dans la conversation.

— Qu’est-ce qui leur prend aussi longtemps, noms des dieux ? On va se faire coiffer au poteau par les trolls et les kobolds tueurs.

Regina pouffa si brusquement qu’elle ne put s’empêcher de produire une sorte d’ébrouement. Elle se plia en deux, les bras tendus.

— Arrête, bordel, je ne trouve pas ça drôle ! s’énerva Kaderin.

— Tu es la seule personne sur terre à parler de kobolds tueurs, expliqua son assistante, une fois calmée. La pente qui mène au nain tueur est savonneuse…

— Tu oublies qu’ils ont eu mon pied.

À l’époque, Kaderin venait juste de se figer dans l’immortalité, sinon elle ne se serait pas aussi bien régénérée. Quoi qu’il en soit, ça lui avait fait horriblement mal.

— Rappelle-moi quand tu t’es retrouvée amputée pour la dernière fois ?

— J’ai perdu un doigt à Evermore, affirma Regina, solennelle.

— Oh… (Kaderin fronça les sourcils.) Mais dis-moi… The Battle of Evermore, ce n’est pas une chanson de Led Zeppelin ?

— Oui. Il me semble d’ailleurs qu’elle parle de nous.

Les yeux de Regina s’écarquillèrent.

— Hé, au fait, regarde ce que j’ai préparé pour notre balade en autoneige. (Elle tira de sa poche un iPod, qu’elle prit soin de garder au chaud en le frottant dans sa main.) Une compil spéciale voiture de course !

Cette fois, Kaderin vit rouge. Elle se jeta sur sa compagne, qui tomba en arrière, mais la relâcha en prenant conscience que Regina était trop stupéfaite pour se battre. D’ailleurs, les Russes les regardaient avec des yeux ronds ; sans doute se demandaient-ils pourquoi deux scientifiques s’empoignaient dans la neige.

Kaderin se releva, aida Regina à l’imiter puis offrit aux anciens soldats un sourire maladroit.

— Quel sale caractère, commenta la Radieuse en époussetant ses vêtements. Mais, dis donc, tu ne serais pas par hasard en train de te débarrasser de ta petite malédiction ?

— Ce n’est pas une malédiction, c’était… c’est une bénédiction.

Il était hors de question pour Kaderin d’informer son assistante qu’elle éprouvait de nouveau des émotions… et que cette malencontreuse évolution de la situation n’avait pas l’air de devoir s’inverser prochainement. Si les autres Valkyries de la maisonnée l’apprenaient, elles seraient tellement contentes qu’elles en feraient tout un plat, ce qui risquait fort de plonger l’ancienne Sans-Cœur dans l’embarras.

— Je te présente mes excuses. Il arrive que le stress de la Quête fasse vaciller la bénédiction…

À cet instant, un hélicoptère passa au-dessus de leurs têtes, un drapeau canadien attaché à sa queue.

— Tu viens de me dire qu’on ne pouvait pas y aller en hélico !

— Waouh. Ils ont certainement un système de dégivrage automatique thermoélectrique.

Kaderin allait massacrer Regina quand Ivan les appela puis leur montra l’autoneige en gesticulant. La première resta un instant bouche bée, incapable de trouver ses mots, le doigt tendu vers la seconde. Laquelle l’imita, cligna de l’œil puis se retourna pour ramasser leurs affaires, y compris leurs épées, dissimulées dans des boîtes à skis.

Laisse tomber. Concentre-toi.

Ivan ouvrit les portières, aida les « scientifiques » à s’installer, baissa son masque et se pencha vers Regina pour lui dire quelques phrases en russe d’un ton pressant.

— D’après lui, s’il y a une tempête ou si on tarde trop à revenir, ils seront obligés de repartir sans nous, traduisit-elle.

— On a combien de temps ?

— Ils ont assez de carburant pour faire tourner les rotors au ralenti pendant quatre heures. (Elle se tapota le menton de ses doigts gantés.) À moins que ce ne soit quarante minutes. Je ne suis pas sûre, vu que bon, hein, je parle russe couci-couça.

Sans laisser à sa compagne le temps de réagir, elle attrapa tendrement – quoique brutalement – Ivan par les joues, lui secoua la tête puis le repoussa, l’index sur les lèvres, avant de claquer la portière.

— Il y a trois amulettes, d’accord ? reprit-elle ensuite. Ça ne te servirait à rien d’arriver là-haut la première.

Kaderin, prudente, tira son épée de la boîte posée sur la banquette arrière.

— Non, mais les autres risquent de tendre des pièges.

— Et comment des kobolds nous coifferaient-ils au poteau, hein ? J’ai du mal à les imaginer à l’héliport, tu sais.

— Il leur suffirait de se rendre invisibles et d’embarquer dans un appareil en passagers clandestins. La dernière fois, j’en ai trimballé un en bateau jusqu’en Australie sans le savoir.

Une pause, puis :

— Malheureusement, il a eu un accident là-bas, et il n’était pas tout à fait remis quand je suis repartie.

Ivan s’inclina de nouveau dans leur direction.

— Au fait, tu lui as dit qu’on était quoi, comme scientifiques ?

— Des glaciologues de l’université du Dakota du Nord venues étudier une énorme fissure découverte tout récemment par satellite. Je trouvais marrant de raconter qu’on était pressées à cause d’un glacier.

— Des glaciologues du Dakota…

— Si ces mecs ont envie de croire que deux Valkyries surnaturellement sexy – dont une en bottes de neige disco – sont de super savantes, qui suis-je pour les contredire ?

Regina souffla une bulle de chewing-gum en faisant ronfler le moteur.

— Allez, la science, en route !

Un autre hélicoptère passa au-dessus d’elles.

La valkyrie sans coeur
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